Récemment, j’assistais au retour de colonies
de vacances d’une vingtaine de joyeux adolescents braillards et énervés,
autant par le voyage que par la perspective de retrouver leur famille. Ils descendaient
de l’autocar, les cheveux ébouriffés, le tee-shirt souillé,
le jean gris de poussière et artistiquement effrangé. Après
les embrassades, une maman demanda :
« Alors, ces vacances se sont bien passées ?
»
La réponse fusa :
« Super ! Un mois sans se laver et
sans avoir à dire merci !... »
C’est dire assez l’importance que les adolescents
attachent à la civilité et à ses contraintes.
La civilité, que l’on appelle maintenant la
politesse, n’est plus considérée comme une condition de la vie
en commun, mais comme un luxe superflu. Il est vrai que l’instruction
civique n’est pas une matière dominante à l’école et,
pour peu que la famille n’impose pas les bonnes manières à la
maison, dans quelques années la nouvelle génération ne
connaîtra plus les règles de savoir-vivre.!
Le premier manuel du savoir-vivre
Les premières règles éditées en la matière, et
érigées au rang de genre littéraire, datent de 1530. Elles ont été écrites par ERASME de Rotterdam
à l’intention d’Henri de BOURGOGNE, fils d’Adolphe, prince de Veere,
petit-fils d’Anne de BORSALEN, marquise de Nassau, protectrice d’ERASME et
future belle-fille de PHILIPPE LE BON.
Ce petit traité est devenu, pour trois siècles,
un livre d’école. Il eut grand succès, plut beaucoup au clergé,
inspira de nombreux imitateurs, dont Jean-Baptiste de LA SALLE au début
du XVIIIe siècle, en vue de
l’éducation chrétienne des enfants pauvres.
En quelques chapitres, ERASME prodigue ses conseils sur
les attitudes décentes ou indécentes du visage et du corps, sur la propreté
et la tenue des vêtements, sur les fonctions naturelles, sur la tenue
à table et sur le coucher.
De ces règles de civilité de l’époque
Renaissance, certaines paraissent s’adresser à des barbares, tant les
mœurs ont changé ; d’autres ont gardé toute leur
actualité car elles traduisent des observations de tous les temps. Enfin,
pour le reste, on les croirait écrites pour les adolescents du troisième
millénaire.
Attitudes
décentes et indécentes
ERASME confirme avec les anciens sages que « ...l’âme a son siège dans
le regard », qu’il est donc décent qu’il soit « ...doux, respectueux, honnête », que « ...tenir ses yeux mi-clos est un
signe de modestie singulière » et que, chez les Espagnols, « abaisser légèrement les
paupières est une marque de politesse et d’amitié ».
Suit un catalogue complet des regards indécents.
Les yeux farouches, fixes, de travers, errants, ouverts
démesurément, immobiles, perçants, trop vifs, sont des
indices de violence, d’effronterie, de sournoiserie, de folie, d’imbécillité,
de paresse, d’irascibilité, d’un tempérament lascif...
Les sourcils
Les sourcils doivent être étendus
naturellement et non pas froncés. Le front doit être riant et uni,
c’est l’indice d’une bonne conscience et d’un esprit ouvert.
Les lèvres
Nous savons aussi, par les tableaux, que les lèvres
jointes et serrées passaient jadis pour un indice de droiture. « Ne pince pas tes lèvres comme si tu
craignais de respirer l’haleine des autres. ! » « Ne tiens
pas ta bouche béante comme un niais ! »
« Il n’est pas convenable d’avancer de temps
à autre les lèvres pour faire entendre une sorte de sifflement,
d’enfler ses joues, qui est signe d’arrogance. »
« Il n’est pas de bon ton de mordre avec ses
dents du haut la lèvre inférieure, c’est un geste de menace,
comme mordre la lèvre supérieure avec les dents du bas. « « Se
pourlécher le bord des lèvres en allongeant la langue est tout
à fait inepte. »
Le nez
« Souffler bruyamment par les narines dénote
un tempérament bilieux. » « Le ronflement est une marque de violence.
» « Il est ridicule de faire passer sa voix par le nez, c’est bon pour les
joueurs de cornemuse et les éléphants. » « Froncer
le nez est l’affaire des bouffons et des baladins. »
Les attitudes du corps
« Il suffit de se tenir droit sans
raideur. Il convient de maintenir les épaules dans un juste équilibre,
ne pas élever l’une pour abaisser l’autre, à la façon
des antennes. »
« Se croiser les bras en les entrelaçant
est l’attitude d’un paresseux ou de quelqu’un qui porte défi. »
« Être assis les genoux ouverts en compas
et se tenir debout les jambes écarquillées est d’un fanfaron. Il
faut s’asseoir les genoux rapprochés, rester debout les jambes près
l’une de l’autre ou du moins à peu d’intervalle. »
« Que le pas ne soit ni trop lent ni trop pressé ;
l’un est d’un insolent, l’autre d’un écervelé. » « Il
faut éviter le balancement car il n’est rien de désagréable
comme cette espèce de claudication. » « Jouer avec ses pieds, étant
assis, est le fait d’un sot ; gesticuler des mains est le signe d’une
raison qui n’est pas intacte. »
La propreté
« Il faut avoir soin de se tenir les dents
propres ; les blanchir à l’aide de poudre est tout à fait
efféminé ; les frotter de sel ou d’alun est nuisible aux
gencives. Les laver avec de l’urine est une mode espagnole. »
« S’il reste quelque chose entre les dents, il
ne faut pas l’enlever avec la pointe d’un couteau, ni avec les ongles comme
font les chiens et les chats, ni à l’aide d’une serviette ;
sers-toi d’un brin de lentisque, d’une plume ou de ces petits os que l’on
retire de la patte des coqs. »
« Se laver le visage le matin dans l’eau fraîche
est aussi propre que salubre ; le faire plus souvent est souvent inutile.
»
« C’est négligence que de ne pas se
peigner, mais s’il faut être propre, il ne faut pas s’attifer comme
une fille. Prends garde d’avoir des poux et des lentes, c’est dégoûtant.
»
« S’éplucher continuellement la tête
devant quelqu’un n’est guère convenable. »
Les vêtements
« Le vêtement est en quelque sorte
le corps du corps et il donne une idée des dispositions de l’esprit. On
ne peut l’assujettir à des règles fixes, tout le monde n’a pas
la même richesse, même rang. Ce qui est convenable ou non diffère
selon les pays, enfin les goûts n’ont pas toujours été les
mêmes dans tous les temps. »
Dans toute cette diversité, il y a cependant ce
qui est convenable en soi et ce qui ne l’est pas.
ERASME rit « des femmes qui traînent de longues queues de robe » et
plus encore « des hommes qui les imitent
» et s’interroge « cela sied-il
aux cardinaux et aux évêques ? »
A quoi bon utiliser « de légers tissus de soie... on est
obligé de les doubler d’un autre vêtement pour cacher ce qui
serait impudiquement découvert ».
Est indécent « l’habit trop court pour cacher, si
l’on se baisse, ce que l’on doit honnêtement cacher ».
« Déchirer ses vêtements
est le fait d’un fou. »
« Porter des habits bariolés, c’est
vouloir ressembler aux singes. » Et il conclut
: « Un peu de négligence dans
l’ajustement ne messied pas à la jeunesse, mais il ne faut pas pousser
cela jusqu’à la malpropreté. »
Après le maintien, ERASME conseille sur la
conduite à tenir dans l’exercice des fonctions naturelles. Certaines de
ces fonctions, dont le mécanisme est mal connu, sont objets de
tabous. Toutefois, on constate que les mœurs ont bien évolué,
ce qui paraissait déjà dégoûtant mais habituel
à ERASME, nous écœure encore plus aujourd’hui !
Les fonctions naturelles
Se moucher
Les narines doivent être libres, « avoir la morve au nez, c’est le
fait d’un homme malpropre ». « Se moucher avec son bonnet ou avec un
pan de son habit, est d’un paysan ; se moucher sur le bras ou sur le
coude, d’un marchand de salaisons. Il n’est pas beaucoup plus propre de se
moucher dans sa main pour l’essuyer ensuite sur ses vêtements. Il est
plus décent de se servir d’un mouchoir, en se détournant s’il
y a là quelque personne honorable. Si l’on se mouche avec deux doigts
et qu’il tombe de la morve par terre, il faut poser le pied dessus. »
Au XVIe siècle,
le petit peuple se mouche sans mouchoir. Il est admis que la bourgeoisie se
mouche dans sa manche. Quant aux gens riches de la cour, ils portent dans la
poche un mouchoir, d’où l’expression, pour désigner un homme
qui a de la fortune « Il ne se mouche pas
de la manche ».
L’usage du mouchoir s’impose d’abord en Italie, où
il revêt un caractère de prestige. En 1594, HENRI IV possède
huit chemises et cinq mouchoirs. Dans l’inventaire de succession d’ERASME,
on trouve le nombre relativement important de trente-neuf mouchoirs. C’est
sous le règne de LOUIS XIV que se développe l’usage du mouchoir,
du moins à la cour et dans la bourgeoisie.
Éternuer
« S’il t’arrive d’éternuer
en présence de quelqu’un, il est honnête de se détourner
un peu ; quand l’accès est passé, il faut faire le signe de
la croix et... s’excuser ou remercier. C’est chose religieuse de saluer
celui qui éternue. »
Les choses n’ont pas beaucoup évolué.
Le signe de croix a disparu, remplacé par la formule « A vos souhaits ! », le
remerciement est resté.
ERASME poursuit : « Il n’appartient qu’aux sots d’éternuer
bruyamment et de recommencer à plaisir pour faire parade de leur
vigueur. Réprimer un accès naturel
est le fait des ces niais qui font passer la politesse avant la santé. »
Bâiller
« Si le bâillement te prend et que
tu ne puisses ni te détourner ni te retenir, couvre-toi la bouche de ton
mouchoir ou avec la paume de la main, puis fais le signe de croix. »
Cracher
« Détourne-toi pour cracher de
peur d’arroser et de salir quelqu’un. S’il tombe à terre quelque
crachat épais, pose le pied dessus comme j’ai dit plus haut. Il ne faut
faire lever le cœur à personne. Le mieux est de cracher dans son
mouchoir. »
Au Moyen Age, cracher est non seulement une coutume,
mais aussi un besoin naturel et, comme tout besoin naturel entouré de
tabous, on n’avale pas toute sa salive. Les seules restrictions que
s’imposent les chevaliers courtois, sont de ne cracher ni sur la table ni
par-dessus la table, mais uniquement sous la table.
ERASME préconise l’usage d’un mouchoir pour
dissimuler un geste qui devient pénible à voir. Est-il utile de
rappeler que ce n’est qu’au début du XXe siècle que les crachoirs
disparaissent des salons et des lieux publics. Cette habitude de cracher
à tout instant perdure encore dans certains pays.
Tousser
« Si un accès de toux te prend, tâche
de ne pas tousser dans la figure des autres, garde-toi aussi de tousser plus
fort qu’il n’est besoin. »
« D’autres toussent comme cela en vous parlant
sans nécessité aucune, mais par manie. D’autres, non moins
impolis, ne peuvent dire trois mots sans roter. »
Vomir
« Si tu as envie de vomir... en public,
éloigne-toi un peu. Vomir n’est pas un crime. Ce qui est honteux,
c’est de s’y prédisposer par sa gloutonnerie. »
Les transferts
« Il est indigne d’un homme bien
élevé de découvrir sans besoin les parties du corps que la
pudeur naturelle fait cacher. Lorsque la nécessité nous y force,
il faut le faire avec une réserve décente quand même il
n’y aurait aucun témoin. Il n’y a pas d’endroit où ne soient
les anges... »
« Si la décence ordonne de soustraire ces
parties aux regards des autres, encore moins doit-on y laisser
porter la main. » « Retenir son urine est contraire à la santé ;
il est bienséant de la rendre à l’écart. »
« Certains recommandent aux jeunes de retenir un
vent, en serrant les fesses. Eh bien, il est mal d’attraper une maladie en
voulant être poli. »
« Sache qu’il est mal poli de saluer qui urine
et défèque. »
Ces recommandations en disent long sur le sans-gêne
avec lequel on satisfaisait à l’époque ses fonctions
naturelles, mais aussi sur la liberté naïve d’en parler.
Les voyageurs qui ont visité l’Orient extrême,
ont assisté chaque matin à ces tableaux, or le tact interdit de
saluer quelqu’un en train de se livrer à un tel exercice. Les w.-c.
publics sont apparus à Paris en 1788.
Les différences de normes de sensibilité
entre le XVIe et le XXe siècle sur la manière
d’exercer et de parler des besoins naturels traduisent non seulement un raffinement
de mœurs, mais surtout une individualisation et une intériorisation
de l’affectivité. Plutôt souffrir que d’affronter la honte des
autres qui savent et qui regardent. Nous ne vivons plus en groupes chaleureux et
naïfs, mais en individus bien repliés sur eux-mêmes.
Les contenances de table
« La gaîté est de mise à table,
mais non l’effronterie. Ne t’assois pas sans t’être lavé les
mains ; nettoie avec soin tes ongles de peur qu’il n’y reste quelque
ordure et qu’on ne te surnomme « aux doigts sales ». « Aie soin de lâcher
auparavant ton urine, à l’écart, et, si besoin est, de te
soulager le ventre. » «Si, par hasard, tu te trouves trop serré, il est
à propos de relâcher ta ceinture, ce qui serait peu convenable une
fois assis. »
Se tenir à table
« Une fois assis, pose tes deux mains
sur la table et non pas jointes sur ton assiette... » «Poser un coude ou les
deux sur la table n’est excusable que pour un vieillard ou un malade. » «
Prends garde aussi de gêner avec ton coude celui qui est assis près
de toi ; ou avec tes pieds celui qui te fais face. » «Se dandiner sur sa
chaise et s’asseoir tantôt sur une fesse, tantôt sur l’autre,
c’est se donner l’attitude de quelqu’un qui lâche un vent ou qui
s’y efforce. » «Tiens-toi le corps dans un équilibre stable. »
« Si l’on te donne une serviette, place-la sur
ton épaule ou sur ton bras gauche. »
« Le verre à boire se place à
droite ainsi que le couteau à couper la viande, bien essuyé ;
le pain à gauche. »
L’assiette n’est pas citée, soit elle est
sous-entendue, soit elle est remplacée par la tranche de pain coupée
dans la miche sur laquelle on pose les aliments solides (viandes, pâté,
poisson) et que l’on découpe bouchée par bouchée, comme
le font encore de vieux paysans.
Au Moyen-Age, le couteau est l’instrument de table
par excellence. Il sert autant découper qu’à porter les morceaux à la
bouche. Ce ne sont pas les ustensiles qui décident du niveau des convenances
de table. Nul ne ressent le besoin d’accroître leur nombre ou de
personnaliser leur utilisation ; mais, poussés à marquer leur
rang, les hommes de cour enrichissent ces ustensiles et les décors de
table.
Au XIIIe siècle,
les cuillères sont en or, en cristal de roche, en corail, en serpentine,
mais il n’y en a que quelques-unes sur la table, qui passent de mains en
mains.
A partir du XVIe
siècle, les louches rondes, qui obligeaient à ouvrir démesurément
la bouche, deviennent ovales.
Les serviettes apparaissent en même temps que les
mouchoirs ; jusque là, c’était la nappe, même de
brocart, qui servait à essuyer la bouche, les doigts graisseux ou les
couverts communs. La fourchette, connue dès le XIe siècle à la cour de Venise,
ne se répand en Italie qu’à la fin du Moyen Age. Au début,
elle ne servait qu’à maintenir la viande pour la couper et à
prendre les mets dans les plats.
C’est Catherine de médicis qui, en 1533, en importe
l’usage en France. L’usage en était encore si nouveau à la
table d’HENRI III qu’on se moquait de ses courtisans pour leurs manières
affectées de se tenir à table.
L’inventaire du riche trésor de CHARLES - QUINT
ne comporte qu’une douzaine de fourchettes ; il n’y en a qu’une seule
dans celui de Charles de SAVOIE. ERASME lui-même n’en possédait
que deux, une en or, l’autre en argent.
Déroulement des repas
« Commencer un repas par boire est le
fait d’ivrognes qui boivent, non parce qu’ils ont soif, mais par
habitude. C’est non seulement inconvenant, mais mauvais pour la santé.
»
« Avant de boire, achève de vider ta
bouche et n’approche pas le verre de tes lèvres avant de les avoir
essuyées avec ta serviette ou avec ton mouchoir ; surtout si
l’un des convives te présente son propre verre ou si tout le monde boit
dans la même coupe. »
« Il y a des gens qui, à peine assis,
portent la main aux plats ; c’est ressembler aux loups. »
« Il est grossier de plonger les doigts dans les
sauces ; que l’enfant prenne du plat, le morceau qu’il veut, soit
avec son couteau, soit avec sa fourchette. Encore ne doit-on pas choisir par
tout le plat comme le font les gourmets, mais prendre le morceau qui se présente.
»
« Si c’est le fait d’un gourmand de fouiller
par tout le plat, il est aussi peu convenable de le faire tourner pour choisir
les bons morceaux. »
« Si l’on t’offre quelque morceau de gâteau
ou de pâté, prends-le avec la cuillère, pose-le sur ton
assiette et rends la cuillère. Si ce mets est liquide, goûte-le et
rends la cuillère après l’avoir essuyée avec ta
serviette. »
« Lécher ses doigts gras ou les essuyer
sur ses habits est également inconvenant ; il vaut mieux se servir
de la nappe ou de sa serviette. »
« Prends avec trois doigts ce qui t’est offert,
ou tends ton assiette pour le recevoir. »
« C’est chose peu convenable que d’offrir
à un autre un morceau dont on a déjà mangé. »
« Tremper dans la sauce le pain qu’on a mordu
est grossier ; de même, il est malpropre de ramener du fond de la
gorge des aliments à demi mâchés et les remettre sur son
assiette. S’il arrive qu’on ait dans la bouche un morceau que l’on ne
puisse avaler, on se tourne adroitement et on le rejette. »
« Ne jette pas sous la table les os ou tout autre
reste, de peur de salir les planchers ; ne les dépose pas non plus
sur la nappe ou dans le plat, mais garde-les dans un coin de ton assiette. »
« On ne ronge pas les os avec ses dents, comme un
chien ; on les dépouille à l’aide d’un couteau. »
« Après avoir coupé la viande dans
son assiette par petits morceaux, on la mâche avec une boulette de pain,
avant de l’avaler. Boire ou parler la bouche pleine est incivil et
dangereux... »
Les menus de la Renaissance se composaient
principalement de viandes, de poissons, de pâtés, de soupes et de gâteaux.
La soupe est épaisse, c’est une potée
avec pain, légumes et viandes. La consommation de viande est inégale
selon les classes de la société. La cour, la bourgeoisie, le clergé
séculier en consomment énormément par rapport à la
ration actuelle, surtout gibier et volaille. Les ruraux et les moines, très
peu, les uns par pauvreté, les autres par ascèse.
Des animaux entiers ou d’énormes quartiers
de viande rôtis à la broche sont apportés sur la table.
L’animal est découpé sur place. C’est un honneur qui revient
au maître de maison ou à l’hôte qu’il veut honorer. Le
morceau de choix est levé le premier et offert à l’hôte ou
partagé à la ronde.
Savoir découper la viande fait partie du code de
savoir-vivre des gentilshommes jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Des livres entiers sont
consacrés à cet usage ; car on ne découpe pas un
sanglier comme un chevreuil, un faisan comme un poisson.
Manger avec ses doigts est encore permis, mais avec
trois doigts seulement, c’est ce qui distingue la noblesse des autres
classes qui utilisent la main et parfois les deux.
Du coucher
« Le tapage et le bavardage sont certainement
encore plus répréhensibles au lit que partout ailleurs. Que tu te
déshabilles ou que tu te lèves, sois pudique ; aie soin de ne
pas montrer aux autres ce que l’usage et l’instinct commandent de cacher. »
« Si tu partages un lit commun avec un camarade,
ne te découvre pas, en t’agitant sans cesse et n’incommode pas ton
compagnon en tirant à toi les couvertures. Avant de déposer la tête
sur l’oreiller, fais le signe de la croix sur ton front et sur ta
poitrine et recommande-toi au Christ par une courte prière. Fais de même
le matin, aussitôt ton lever. »
« Dès que tu te seras soulagé le
ventre, ne fais rien avant de t’être lavé à grande eau le
visage, les mains et la bouche. »
Dans la société médiévale,
il était courant que plusieurs personnes dorment dans la même
chambre, le maître de maison et ses valets, la maîtresse de maison
et ses servantes, et même les amis de passage, logés pour une nuit.
Cela est encore plus vrai dans la campagne où toute la maisonnée
dort dans la même pièce.
A l’époque, on dort nu ou avec les habits du
jour. Le vêtement de nuit spécialisé, c’est-à-dire
la chemise de nuit, n’apparaît qu’un peu plus tard, lorsque la société
de cour intègre le coucher et le lever du roi au cérémonial
de la vie sociale et fait de la chemise de nuit un objet de luxe et de prestige ;
donc un instrument de civilisation.
Le fait que deux personnes étrangères
dorment dans le même lit ne choque pas ERASME ; c’est donc un fait
courant. Sa seule recommandation est de ne pas s’agiter pour ne pas gêner
son compagnon. Quant à la toilette matinale, elle est succincte, mais la
bouche n’est pas oubliée, même si la brosse à dents
n’est pas encore inventée.
Ce code de savoir-vivre s’inscrit en transition entre
la période historique des chevaliers, courtois, aux manières
frustres et naïves, et l’émergence de la nouvelle noblesse de
cour dont le raffinement et le maniérisme atteignent leur apogée
à la cour de LOUIS XIV.
Il fallait que ce problème de comportement dans
la société soit très présent pour qu’un humaniste
de grande réputation comme ERASME ne néglige pas de donner son
avis.
Sources
— Erasme, la civilité puérile, par Philippe ARIES, Ed.
Ramsay.
— Erasme, morceaux choisis, Livre de poche.
— La civilisation des mœurs, Norbert ELIAS, Ed. Agora.